Mehamn – Skarsvag : 51km (et 5h de ferry)
Ca y est, le grand jour est arrivé, le moment tant attendu où je poserai mes pieds, et le vélo ses roues sur le sol du Nordkapp, point septentrional européen, plus proche du Pôle Nord que d’Oslo, capitale norvégienne. Enfin, si on veut être exact, le Cap Nord n’est pas le détenteur de la latitude la plus haute, ce titre revenant, certes de peu, au – attention, prenez votre élan pour essayer de le prononcer – Knivskjellodden (« Promontoire du couteau »), péninsule voisine et accessible via une randonnée pédestre de 18km aller-retour. Je n’avais d’ailleurs prévu de faire que ce « vrai » Cap Nord, l’autre ayant une réputation de piège à touristes, mais sur les conseils de cyclos suisses rencontrés sur les routes finlandaises, j’ai changé mes plans, et je ne le regretterai pas.
Mais pour l’heure, il me faut déjà rallier l’île de Magerøya, à l’ouest de la péninsule du Nordkyn où je suis actuellement, et pour ca, rien de mieux qu’un petit tour sur un des ferries de l’Hurtigruten, compagnie permettant de parcourir le littoral norvégien de port à port (34 escales en 6 jours entre Kirkenes au nord-est et Bergen au sud-ouest). L’embarquement sur le Polarlys (« lumière polaire ») a lieu sur les quais du port de Mehamn à 1h du matin, par un temps frais et sous un soleil voilé, avec en prévision 5 heures de trajet jusqu’à Honningsvåg, au sud de l’ile. Autant dire que la nuit sera courte…et la journée longue !!! Le vélo solidement attaché en soute, je découvre le bâtiment de 123m de long et ses 7 ponts. Certains sont réservés pour les passagers voyageant en cabine, mais la plupart offrent des salons avec fauteuils et tables près des hublots, avec cafeterias, bars, restaurants, mais aussi bibliothèque, salle de jeux pour les enfants, solarium…L’intérieur est chaud, par la température qui y règne, mais aussi par la décoration faite de boiseries en acajou. Très agréable et confortable.
Partageant mon temps entre légers moments d’assoupissement et photos de fjords défilant lentement à travers les hublots, je ne vois pas les heures passer, et peu avant 6h, débarque à Honningsvåg, sous un crachin et un froid mordants. La cité portuaire est morte en cette heure matinale et sous cette chape nuageuse, mais je ne suis pas certain que même sous un beau soleil d’après-midi, elle en soit plus agréable. Je ne lui trouve pas le charme entrevu à Mehamn ou Skjånes, mais il est vrai qu’il s’agit d’une ville plus importante qui, en dehors du tourisme, voit son activité se baser sur la congélation de poissons et l’armement de navires, franchement rien de très glamour.
Bon, faisons le point. Il pleut, il fait froid, le vent d’ouest s’est levé, la brume s’installe peu à peu, et j’ai une trentaine de kilomètres à faire vers le nord-ouest. Ajoutons à ca une route donnée par tous les cyclos rencontrés comme étant difficile par ses longues montées de 9 à 12% sur un tiers du parcours, et on a une étape bien casse pattes en perspective, surtout avec moins de deux heures de dodo et des jambes déjà lourdes. Mais peu m’importe, je me sens pousser des ailes tant la motivation est présente. Le Cap Nord, après qui je cours depuis quarante jours, n’est qu’à trois petites heures d’efforts…Ca sera dur, ca sera intense, ca sera humide, mais la récompense est au bout, et je tiens à profiter de chaque hectomètre parcouru, à le savourer pleinement, tant pis pour la pluie qui s’abat de plus belle, tant pis pour le vent qui gagne en puissance, tel est le prix à payer pour s’aventurer dans ce lieu mythique. Et à la rigueur, je préfère que ce soit comme ca, le Cap Nord se mérite, j’aurais été un peu déçu de l’atteindre trop facilement, sans les contraintes climatiques liées à sa situation géographique.
D’entrée, le ton est donné, la route est battue par le vent, serpentant au pied de hautes falaises surplombant de sombres lacs. Puis viennent les premières montées, régulières, pas trop cassantes, jusqu’à ce panneau indiquant 3km à 9% de moyenne. La route s’élève, sinueuse. Plus rien ne fait obstacle à ce souffle froid venant de l’ouest, accompagné d’une pluie horizontale. Un trio de cyclos polonais, compagnons d’infortune, souffre avec moi, faisant de multiples pauses sur le bas côté, cherchant parfois un abri provisoire pour se reposer quelques minutes avant de repartir. Mais pour ma part, pas question de poser pied à terre, si ce n’est pour prendre des photos, je me l’interdis, même si je craquerai plus tard, lors d’une portion bien plus rude…5km de lacets montant à flanc de falaise, exposés plein ouest, et ne laissant aucun répit. Devant moi, à quelques centaines de mètres, un autre cyclo me sert de lièvre, mais l’ascension n’en est pas plus facile. Depuis le départ, les panneaux kilométriques Nordkapp défilent tous les 10 kilomètres, balises salvatrices sur ce chemin de croix. Malgré le bonnet, la polaire, le kway, le poncho, et l’effort, j’ai froid, mon pantalon est trempé, mes chaussures aussi, les pieds gelés, mais le cap approche…mieux encore, je vois le sommet de son musée, là bas au loin !!! Les forces me reviennent, j’oublie le manque de sommeil, le corps fatigué, je prends une bonne inspiration et appuie sur les pédales pour me relancer, bénéficiant de ce fameux second souffle. La route a atteint son altitude maximale, à 300m, et la dernière partie se fait au milieu de steppes de rocailles et de marais, par un vent latéral toujours aussi intense, et une pluie toujours aussi cinglante. Je passe devant le petit parking servant d’entrée vers le Knivskjellodden, que je ferai probablement demain si le temps le permet. Plus que 6km !!! Je croise des rennes en semi-liberté (hardes appartenant aux Samis) venus par bateaux et camions au printemps, et restant sur ces terres riches en lichen jusqu’à la fin de l’été. Encore 5km, puis 4, 3, 2 , 1. Je vois le parking, le péage, le toit du complexe enterré et abritant musée et café. Ca y est, me voila enfin à destination. Latitude Nord 71°10’21 » (Paris est à 48°, le Cercle Polaire à 66°, le Pôle Nord à 90°). Seul le nord du Groenland, les terres glacées canadiennes et sibériennes, et certains archipels arctiques (comme le Skalvbard) sont plus proches du pôle, mais heureusement ici, l’apport d’un Gulf Stream, réchauffe (parait-il) la région, rendant cet endroit « vivable » . Ouf !!! Reste juste à passer le péage, immonde piège à touristes, mais sur les conseils des cyclos suisses, j’emprunte la voie des bus, la tête dans le guidon, le plus rapidement possible…35€ économisés, ou bien 18€. Les versions diffèrent, certains prétendent que c’est gratuit pour les vélos, d’autres que c’est le cas seulement à certaines heures, et pour d’autres encore, ils ont dû passer à la caisse, certains avec des remises, d’autres non. Une chose est sûre, la méthode a fonctionné et je me retrouve sur place sans bourse délier, quelques minutes après le cyclo que je suivais. Premiers regards, premiers sourires, poignée de main et un « Congratulations » mutuel, empreint d’un respect non feint pour ce que nous avons accompli afin de venir ici. James vient de Liverpool, et a traversé l’Allemagne, le Danemark et la Suède, 4000km en solitaire, 1200 de plus que moi. Beau voyage !!! Nous sympathisons rapidement, et nous photographions avec nos montures (elles le méritent vu ce qu’on leur en aura fait voir !!!) sur le passage obligé du Cap Nord : le globe symbolisant l’union de tous les peuples. Nous ferons également connaissance avec une famille de néerlandais venus en voiture, avant qu’une demi-heure plus tard, le trio de cyclos polonais nous rejoigne à leur tour. Plus tard, des Suisses, des Russes et, des Italiens arriveront eux aussi à vélo, mais la majeure partie des touristes débarque plutôt en camping-car, voiture, moto ou autocar. Ici se rencontrent des gens venus de tous horizons, de toutes cultures, de toutes confessions. Dès qu’une personne arrive devant ce globe, elle tend son appareil à un parfait inconnu pour se faire photographier, avant que ce ne soit l’inverse, échange de bons procédés. Ici, le contact est facile, la barrière de la langue aisément surmontée par les sourires et le plaisir d’être là, de partager cette expérience au bout du monde.
Le ciel est bouché, et le temps toujours aussi glacial, mais le panorama permet tout de même de profiter de la vue du haut de cet apic de 300m au pied duquel se rencontrent les eaux arctiques de la mer de Barents (est) et celles atlantiques de la mer de Norvège (ouest). Un grand bâtiment enterré (4 étages en sous-sol) abrite un café où il est de coutume de fêter l’arrivée par une coupe de champagne, mais bon rien que le café à 5€, je vous laisse imaginer le prix du demi-litre de Champomy…Mais d’autres salles sont plus intéressantes, notamment un petit cinéma en 3D présentant un court-métrage sur le Finnmark et le Cap Nord, musique et images sublimes. Il y a aussi une minuscule chapelle œcuménique, et plus surprenant un musée thaïlandais, hommage au roi Shulalongkorn venu ici en 1907. Le Cap est d’ailleurs devenu un haut lieu de pèlerinage pour le peuple thaï. Quelques tableaux expliquent également l’histoire du Cap Nord, notamment le fait qu’avant que 1956, seule la montée de la falaise en étant encordé permettait de l’atteindre !!! Heureusement que depuis, la route a été construite. On y apprend également que ce site a été découvert en 1553 par le navigateur anglais Richard Chancellor lors d’une expédition visant à ouvrir par le nord-est une route vers le Nouveau Monde. S’en sont suivies d’autres expéditions, puis l’implantation d’une activité touristique à partir de 1845. A l’extérieur du bâtiment, sur le promontoire de la falaise, deux autres monuments réclament une attention particulière : l’Oscarstotten, stèle érigée par le roi Oscar II en 1873 pour marquer la frontière de l’union entre les royaumes de Suède et de Norvège. Et le monument « Les enfants de la Terre » réalisé en 1989 à partir de croquis dessinés par sept enfants aux quatre coins du monde pour symboliser l’amitié et la coopération entre les peuples. La Laponie a payé un très lourd tribut lors de la guerre 39-45, que ce soit par les évacuations forcées ou la politique de la terre brûlée, le symbolisme se dégageant de ce monument n’en est que plus fort.
Mon but initial était de camper ici, me faisant traiter de fou par un James me racontant, hilare, que la veille où il était déjà monté ici, il a vu plusieurs campeurs courir après leur tente virevoltant tel une simple feuille au gré d’un vent déferlant dans la toundra. Effectivement, ca a de quoi refroidir, sans compter que non seulement le vent est toujours là, mais il fait un froid vraiment terrible, et l’humidité intense imprégnant ces lieux a transformé les quelques prairies de lichen en petits marécages. Bon, je verrais dans l’après-midi comment ca se présente, si le vent retombe, si la pluie cesse, mais je ne suis guère optimiste.
James repart en fin de matinée, tandis que je m’installe dans le bâtiment, au chaud, profitant de fugaces éclaircies pour pointer le bout du nez dehors et profiter de la vue. Je ferai la rencontre un peu plus tard d’un couple de camping-caristes français, particulièrement enthousiastes et heureux d’être là. Comme je les comprends…Toute la journée, de nouvelles têtes font leur apparition, se rendant tous sans exception en premier lieu vers le globe au bord de la falaise pour immortaliser ce moment, avant de penser à aller s’abriter dans le complexe. Le Cap Nord a ses priorités.
En début d’après-midi, les conditions empirent, un épais brouillard se lève, la pluie redouble, le vent s’intensifie. On n’y voit pas à quinze mètres, le globe disparait peu à peu dans la brume. Du panorama ne subsiste plus qu’un précieux souvenir. Il est temps pour moi de quitter le lieu avant que la route ne devienne trop dangereuse. Croisant des bus et camping-cars montant à leur tour, certainement conscients que les seuls paysages qu’ils pourront admirer seront ceux des cartes postales vendues sur place (pour le coup, le péage dont ils devront s’acquitter sera encore plus scandaleux…). Je me dirige vers Skarsvag, le port de pêche le plus septentrional d’Europe, possédant un camping fort sympathique. J’y resterai au moins 2 jours, peut-être 3, selon les conditions, mais comme d’habitude, je ne paierai que la première nuit, faisant profil bas pour la ou les nuitées suivantes. Technique qui aura fonctionné dans quasiment tous les campings où je suis resté plus d’une journée. Je suis complètement trempé, je pourrai remplir un bol avec l’eau essorée des chaussettes. La douche (chaude celle là) fera un bien fou. Durant la fin de la journée, je ferai la connaissance d’un cyclo allemand parti de chez lui il y a 4 mois, et s’aventurant en Russie. Lui aussi restera ici plusieurs jours, et si nous ne nous voyons qu’occasionnellement, au moment des repas, ou dans la salle commune, ce sera toujours l’occasion d’échanger quelques mots sur nos projets du jour, nos voyages, ce temps qui n’en finit pas de pleuvoir, ce plaisir d’avoir atteint le Cap.
Le lendemain, le temps sera trop pourri pour pouvoir tenter la randonnée vers le Knivskjellodden. Un couple de Français s’y est essayé, mais a fait machine arrière au bout de quelques centaines de mètres, le brouillard dense et la pluie battante rendant dangereuse cette excursion, et également sans intérêt.